La charge donnée à Robert M. Harrison a été d’une plus grande ampleur, si c’est possible, dans cet aspect de la politique expansionniste des Etats-Unis. Les instructions qu’il a reçu de Washington – 9 août 1827 – lui ordonnaient d’observer, dans ce qu'ils appellent West Indies, le décret des lois qui régissaient le commerce entre les Etats-Unis et les colonies britanniques des Caraïbes. Les rapides rapports d’Harrison forment quelques volumes dans les archives diplomatiques nord-américaines, obtenues dans les lieux visités et étudiés secrètement à San Bartolomé, Saint Thomas, Antigua, la Barbade, Demerara, Trinidad, Grenade, Tobago, Saint-Vincent, la Jamaïque. Les Etats-Unis se préparaient, en vainquant tous les obstacles, à dominer les Caraïbes, en le convertissant en un lac américain.
Le professeur Melvin H. Knight, de l'Université de Colombia a écrit :
« Trois principaux groupes de problèmes se soulignent dès le début dans la politique américaine, en relation avec les affaires publiques et les entreprises privées dans les îles des Caraïbes. En premier lieu, la possession de cette chaîne d'îles, connues comme les Grandes et Petites Antilles, sur la voie des empires, a fait que la Doctrine Monroe soit appliquée, étendue jusqu'à une politique d'intervention. En second lieu, la valeur des îles en elle-même a motivé la pénétration économique. En troisième lieu, la distinction de races que nous avons essayé de réaliser aux Etats-Unis a influencé tout le reste, parce que nous n'avons pas pu éliminer ce problème ni lui trouver une solution dans le pays (…) depuis l'époque où Haïti et Saint-Domingue se sont libérés de leurs maîtres européens jusqu'à notre guerre civile, nous n'avons pas pu soutenir des relations normales avec les républiques noires ou mulâtresses seulement éloignées d’un jour de voyage depuis nos États du Sud, où l'esclavage africain prévalait. Ni Haïti ni Saint-Domingue ont été reconnus jusqu'à ce que la division des États ait libéré notre Congrès du vote du Sud. Ces deux petits états – séparés par la guerre d'Indépendance Dominicaine en 1844 – ont été traités, en réalité, comme un ballon de football par les partis qui étaient en faveur ou contre l'esclavage aux Etats-Unis. »
Bien que tout son temps ait été employé à la réalisation des plans esclavagistes de s’approprier de tout le territoire mexicain, le président Polk s'occupait aussi des questions des Caraïbes, spécialement de Saint-Domingue, d’Haïti et de Cuba. En 1846, croyant que les puissances européennes tentaient de s’arroger des richesses dominicaines en y établissant une sorte de protectorat, il a désigné Francis Harrison comme Agent Commercial en République Dominicaine, mais avec les instructions de surveiller les mouvements des agents européens. Harrison est arrivé à Puerto Plata le 18 février 1847. Après son parcours dans l'île il a informé que l’escadre française apparaissait constamment dans des eaux dominicaines, et, lors des derniers mois de 1846, des officiers de marine française avaient fait de grandes études dans la Baie de Samaná.
Harrison est mort de la fièvre jaune. Jonathan Elliot a été nommé à sa place. En 1848, le président Manuel Jiménez avait succédé au président Santana. Le nouveau mandataire – selon la dépêche envoyée au Département d'État le 2 mai 1849 –, lors d’un entretien privé avec Elliot, lui a demandé si les dominicains pourraient réaliser leur propre annexion aux Etats-Unis. Alors qu’une armée haïtienne franchissait la frontière pour reconstituer l'unité politique dans l'île et que couraient des bruits que la Grande-Bretagne interviendrait dans le conflit afin de s’approprier de la stratégique Baie de Samaná, le secrétaire d'État, le 16 juin 1849, a désigné l’Agent Spécial Benjamin Green en République Dominicaine et à Haïti – lui et ses partenaires étant intéressé à promouvoir des affaires dans cette île – avec les instructions de s'opposer aux plans britanniques et, en outre, il lui ordonnait de recommencer les négociations pour la reconnaissance sur la base d'un traité de commerce et la cession de la baie de Samaná.
La Révolution de 1848 en Europe a eu une grande influence dans le développement historique des problèmes des Caraïbes : la libération des esclaves des colonies françaises de Martinique et de Guadalupe – comme conséquence de la Révolution – et aussi le renforcement idéologique des hommes qui défendaient le droit des Noirs de jouir de la liberté aux Etats-Unis. Ceci a sérieusement alarmé le président Polk et ses conseillers. Devant la crainte que l'Espagne, gagnée par ces idées, se décide à son tour d’abolir l'esclavage à Cuba, il a décidé d'agir rapidement. À la fin de nombreuses réunions et intrigues – fomentées par la rivalité commerciale anglo-américaine dans les Caraïbes – entre les intérêts économiques et politiques en conflit, le secrétaire d'État James Buchanan, le 17 juin 1848, a envoyé à Romulus M. Saunders, qui avait remplacé Washington Irving à la tête de la représentation diplomatique des Etats-Unis en Espagne, le document qui contenait la synthèse des projections colonialistes pour dominer Cuba et toutes les Caraïbes, ainsi que l'Amérique :
« Par ordre du Président j'attire maintenant votre attention sur l'état actuel de Cuba, sur laquelle il paraît lui réserver un futur. Le destin de cette île doit profondément intéresser le peuple des Etats-Unis… Mais nous ne pouvons pas consentir que cette île devienne la colonie d'une autre puissance européenne. Le fait qu'elle tombe entre les mains de la Grande-Bretagne, ou d'une autre importante puissance maritime serait ruineux pour notre commerce intérieur et extérieur, et cela mettrait peut-être en danger l'Union de nos États.
Les Etats-Unis occupent la première place parmi les rivaux commerciaux de la Grande-Bretagne. D’autre part elle sait bien que si Cuba nous appartenait, ses positions antillaises perdraient presque toute leur valeur. Mais pour aussi grand que soit le désir qu'ont les Etats-Unis de posséder Cuba, il n'arrive pas jusqu'à l'extrême de ceux qui voudraient le faire par d'autres moyens que la libre volonté de l'Espagne. Le prix d'une acquisition non sanctionnée par l'honneur et par la justice serait trop cher. Inspiré par ces principes, il a paru au Président que, vu les présentes relations entre Cuba et l'Espagne, le gouvernement espagnol pourrait se sentir incliné à céder l'île aux Etats-Unis moyennant le paiement d'une compensation juste et satisfaisante »
Ce document diplomatique d'une importance exceptionnelle pour la douloureuse histoire de l'exploitation des pays des Caraïbes, avait ses lointaines racines dans la politique internationale de Thomas Jefferson et de John Quincy Adams, et le proche exemple d'autres rédigés par John Forsyth et Daniel Webster.
Les commotions politiques internes de Cuba et les activités du général Narciso López et de ses compagnons aux Etats-Unis, qui ont terminé avec les expéditions sur des plages cubaines en 1850 et 1851, ont fait des projets d'annexion de Cuba une question internationale.
En réponse aux demandes diplomatiques du gouvernement d'Espagne, les cabinets de Paris et de Londres ont accédé à présenter une note – le 25 avril 1852 – dans laquelle, pour faire disparaître toute méfiance internationale quant à la possession de l'île de Cuba, on soumettait à son approbation un projet de convention entre la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis, désapprouvant toute intention de s’approprier de Cuba. Le premier décembre de cette année, Edward Everett, qui a occupé le secrétariat d'État après le décès de Webster, a répondu à la note franco-anglaise, refusant de souscrire à la convention.
Ce n'était pas seulement sur le Mexique et sur Cuba qui les Nord-américains fixaient leurs projets ambitieux. Haïti et Saint-Domingue figuraient aussi en ces derniers. Everett, alarmé devant les rapports des agents stationnés dans les Caraïbes sur la possibilité que la France obtienne la Baie de Samaná en échange de protéger la République Dominicaine de l'invasion haïtienne annoncée, s'est adressé au Ministre à Paris, en décembre 1852, lui communiquant qu'il s'opposerait à cette cession. Sur sa demande, le secrétaire de la Marine, John P. Kennedy, a envoyé le lieutenant de navire, James A. Gerry afin de faire des recherches sur la présence d'une escadre française à Samaná.
Mais William L. Marcy, qui l'a succédé dans cette charge, a reçu un rapport de l'Agent Commercial, Jonathan Elliot, dans lequel il annonçait de nouvelles intrigues de la France. En outre, il signalait les mystérieuses réunions de don Mariano Torrente – envoyé sur un bateau de guerre par le Capitaine Général de Cuba – avec le président Santana.
La substitution de Buenaventura Báez par le général Pedro Santana à la présidence de la République Dominicaine a encouragé l'expansionnisme nord-américain afin de réaliser un nouveau projet sur ce pays. Marcy, en prenant les avis d'Elliot comme prétexte, a donné des instructions au général William L. Cazneau de partir immédiatement à Saint-Domingue pour faire des recherches sur la situation en République Dominicaine, et en particulier, sur les problèmes avec Haïti.
Cazneau, qui avait participé aux intrigues qui ont terminé avec l'indépendance du Texas et son annexion, plus tard, aux Etats-Unis – en volant virtuellement le territoire à la République sœur du Mexique – a bien profité de l'inimitié entre Báez et Santana, car le premier ne dissimulait pas son dédain envers les Etats-Unis, et le deuxième était un partisan fervent de l'interférence américaine dans les affaires internes de la nation. De là a résulté, le 15 octobre 1854, que Santana conclut un traité secret avec l'agent du président Pierce, par lequel la République Dominicaine cédait la Baie de Samaná aux Etats-Unis.
Le Congrès dominicain a rejeté le traité sous la pression britannique, et Cazneau, durement combattu par la presse de son pays, a dû abandonner cette entreprise. Les problèmes cubains et l'agitation annexionniste à l'occasion de l'appelée africanisation de Cuba, a aussi poussé les diplomates nord-américains à laisser de côté la question dominicaine.
Ceci, uni à la situation européenne qui annonçait une crise de graves proportions, et les conflits internes des Etats-Unis causés par le violent débat sur le régime esclavagiste entre le Nord industriel et le Sud agricole, dépendant de la main d'œuvre servile, a placé sur un second plan – pour quelques années – la question des Caraïbes dans les relations internationales.
À la fin de la Guerre de Sécession, Lincoln s’est donné le but de diriger l'émigration noire, non pas vers l'Afrique, mais vers les Antilles. Un crédit de 600 000 dollars a été ouvert et un bureau d'émigration a été créé dans le Département de l'Intérieur. Une première colonie a été fondée sur l'Île à Vache, près de la côte haïtienne. Ce projet de Lincoln n'a pas eu de succès.
Dans 1870, le président Grant qui, quelques mois avant, avait essayé en vain d’acquérir les Antilles danoises, a conçu le projet d’annexer Saint-Domingue, au moyen d’un coup de force, et il a envoyé des agents dans l'île pour préparer l'annexion en profitant des luttes politiques internes. Mais il a dû renoncer à ce projet car il n’a pas eu l'appui du Comité des Affaires Étrangères du Sénat.
José Martí a dû sentir dans sa chair les manœuvres tortueuses du gouvernement de Washington contre les républiques d’Haïti et de Saint-Domingue, et, dans une lettre à La Nación, de Buenos Aires, du 13 juin 1889, il accuse les Nord-américains d'avoir perturbé Saint-Domingue « en vengeance de l'amitié des Quisqueyanos (Dominicains) et du gouvernement haïtien avec la soudaine résurrection des droits d'une entreprise caduque dans la Baie de Samaná ».
À Haïti, pendant la présidence de Florvil Hyppolite, le secrétaire des Affaires Étrangères, Anténor Firmin, a dû affronter la diplomatie de Washington qui réclamait le remboursement d'un bateau nord-américain capturé pendant la guerre civile – le 22 octobre 1888 – en sortant de Saint Marc avec des armes et des munitions pour les rebelles et déclaré prise de guerre. Le bateau a été restitué aux Etats-Unis après de longues négociations. Ce fait et la présence du ministre nord-américain Douglas, ont donné lieu au bruit que le gouvernement haïtien, pour obtenir la bienveillance nord-américaine, était disposé à céder la Môle Saint-Nicolas. Quelques mois plus tard, comme pour confirmer le bruit, l'amiral Bancroft est apparu à Port-au-Prince avec une puissante escadre. La commotion populaire a été extraordinaire. Et avec l'appui du peuple, le secrétaire Firmin, un homme cultivé et diplomatique de l'école européenne, est parvenu a détruire les sinistres plans nord-américains.
Devant le danger commun – les Nord-américains voulaient aussi la Baie de Samaná à Saint-Domingue – les gouvernements dominicain et haïtien ont repris leurs relations, qui ont terminé avec une réunion entre les présidents Hyppolite, d’Haïti, et Ulises Hereaux, de Saint-Domingue, où les normes de garanties mutuelles et d'amitié entre les deux peuples ont été tracées, ce qui a mis en fureur la chancellerie de Washington, et a poussé José Martí à défendre les deux peuples de l'injuste agression.
Martí, en protestant avec vigueur contre les occultes machinations et la renaissance de vieux projets annexionnistes qu’exposaient les voyages de Douglas à Haïti, le 30 octobre 1889 il a écrit :
« Pour Douglas ces eaux ne sont pas méconnues, car il était déjà présent dans ces dernières il y a quelques années, comme commissaire de Grant, quant au plan d'annexion de Saint-Domingue. En ces temps il est retourné à Saint-Domingue, maintenant c’est étonnant que les Etats-Unis, où il n'y a pas un seul acajou, aient imposé des droits d'entrée à l'acajou qui, avec les cuirs, le sucre et les bois de colorant, est tout ce qu'envoient les Dominicains vers le nord. À Saint-Domingue on comprend que ne soit pas accompli l'inutile traité que les Etats-Unis ont signé sur le sucre, le pouvoir des sucriers de Louisiane est tant que le Congrès a délaissé le traité de réciprocité avec le Mexique, car il aurait fait entrer le sucre librement. La diplomatie ajuste le traité et le Congrès lui désobéit ».
Martí combat constamment les desseins annexionnistes de Washington et les agressions économiques. Le 2 novembre 1889, dans sa correspondance à La Nación, il écrit :
« Le gouvernement de Washington se prépare à déclarer sa possession de la péninsule de San Nicolás et, peut-être, si le ministre Douglas négocie avec succès, son protectorat sur Haïti : Douglas apporte, selon un bruit non démentie, l'ordre de voir comment s’incline le protectorat à Saint-Domingue ».
Martí ne se limitait pas à signaler les problèmes des deux pays, il signalait aussi le remède héroïque :
« Seule une réponse unanime et virile, pour laquelle il y a encore du temps sans risque, peut libérer une fois pour toute les peuples espagnols d'Amérique de l'inquiétude et de la perturbation, mortelles à l’heure de leur développement, causées par la politique séculaire et manifeste du voisin puisant, et avec la possible complicité des républiques vénales ou faibles qui il n’a jamais eu l’intention de les développer, et auxquels il s’adresse juste pour empêcher leur expansions comme à Panama ou pour s’approprier de leur territoires comme au Mexique, au Nicaragua, à Saint-Domingue, à Haïti et à Cuba, ou pour rompre un traité avec le reste de l’univers par la intimidation, comme en Colombie, ou pour les obligés, comme maintenant, à acheter ce qu’il ne peut pas être vendu, et se confédérer pour leur domination.
Pour sauver notre Amérique du danger yanqui, et constituer avec Cuba et Porto Rico libres, le noyau initial de la décolonisation antillaise, et faire obstacle aux menaces du colosse du Nord, Martí va à Saint-Domingue, pour se réunir avec Máximo Gómez, car le vieux général mambí, ainsi qu’Antonio Maceo, partageraient avec lui la direction d'une nouvelle croisade pour la liberté et la démocratie populaire antillaise qui devait bientôt commencer en terre cubaine.
L'intervention américaine dans la guerre d'indépendance de Cuba a été le pas décisif qui a ouvert la marche de l'impérialisme comme colonisateur des Caraïbes et, à Cuba, avec le fameux Amendement Platt, il a imposé de telles restrictions, des garanties si strictes, qu'il a établi un protectorat virtuel dans l'île.
Publié dans la revue Anales del Caribe de la Casa de las Américas
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