Il est fréquent, lorsque l'on pense à la culture cubaine, de se souvenir de ce qu'elle fut à l'époque de la formation sanglante de l'être et de la conscience identitaires, au cours du 19e siècle, avec ses symboles et ses manifestations d'affirmation collective. Elle est aussi parfois réduite à un système de certitudes qui reflètent ou recréent, de manière reconnaissable, des éléments de la flore et de la faune de notre archipel, le paysage rural, des traces des luttes pour l'indépendance, ou ce qui distingue l'homme créole vu à partir de ses caractéristiques physionomiques, psychologiques et mytho-génétiques les plus courantes. Sans compter ceux qui la voient comme une « série de cartes postales » hédonistes et stéréotypées, la confondent avec des formes d'arriération qui persistent dans certaines mentalités et coutumes, ou qui ne la présentent que comme un ensemble de personnalités, de créations et d'œuvres – originales ou de reproduction – de la littérature, de la pensée philosophique et des arts.
Considérer comme des manifestations culturelles celles qui ne séduisent que la perception sensorielle, culte et inculte, divertissent, déclenchent le besoin de mouvements et l'érotisme du corps, ou constituent des ornements plus ou moins complexes et coûteux, ce n'est rien d'autre qu’ignorer le fondement de la culture : sa condition de mémoire active et de projection du développement humain à l'échelle du pays et dans son interrelation mondiale. La culture légitime implique la plénitude de l'être humain, parallèlement à l'expression de tout ce qu’il recèle dans sa subjectivité ou contribue à son amélioration intégrale.
Il s’ensuit que l’invention artisanale et technique, les instruments et le mobilier à usages divers, les bâtiments et les aménagements de l’environnement visuel urbain, le sens de l'existence au quotidien et les formes de communication, les usages gastronomiques et curatifs, l'art « culinaire » et certaines formes de plaisir, ainsi que les traditions domestiques et l'éducation des sens, font tous partie du tissu des formes et des canaux culturels. On ne saurait exclure non plus de la culture l'éthique et la science, les liens communautaires de l'individu et la conscience sanitaire, la bonne publicité et le journalisme, la conversation et les livres, la sensibilité traduite en gestes et les moments d'introspection, ainsi que certains rituels religieux et le design de leurs concrétisations diverses.
Parler de l’« univers culturel » implique de désigner un enchevêtrement de référents et de « choses », en plus des champs environnementaux et intimes du sujet, qui ne sauraient être fragmentés dans les profils non systémiques de certaines institutions, associations et ministères. C'est pourquoi, lors de la phase de création du ministère cubain de la Culture, il a été décidé, au plus haut niveau de la direction de l'État, que ce dernier devait être l'entité directrice dans la diversité de l’action culturelle de l'ensemble de la société et de l'État. Ainsi, former des personnes et des espaces culturels ne serait pas la tâche exclusive d’activités professionnelles ou amateurs (esthétiques et anthropologiques), mais une mission de portée supérieure, qui
articulerait les différents secteurs du pays dans des programmes nécessaires à l’application – dans notre contexte – de l'idée exposée par Marx, selon laquelle « si les circonstances forment l'Homme, il devient nécessaire d'humaniser les circonstances ».
Une personne instruite doit avoir une culture intégrale, avoir évolué dans ses sentiments et avoir des principes solides pour le bien de ses semblables et de l'humanité. L'universalité de la culture exige que l'on transcende une certaine identification constructive avec l'environnement dans lequel on vit pour se préoccuper du destin de l'espèce humaine.
Cette tâche presque héroïque effectuée dans différentes parties du monde par des brigades de médecins et de personnel infirmier cubains a été un authentique acte de culture, dans la mesure où ils ont sauvé des dépositaires de cultures traditionnelles, des personnes d'origine tribale et des personnes distinctes qui sont à la fois des participants et des exécutants du paysage contemporain conçu selon des canons de l'imagination.
Refuser le prix Nobel de la paix mérité à ces missionnaires de la santé serait une décision anticulturelle, car préserver des vies humaines s'inscrit finalement dans le cadre multiforme de l'humanisme implicite de la culture universelle qui s’exprime par des réalisations scientifiques, généreuses, esthétiques, environnementales, révélatrices de vérités et donnant toute sa dignité au comportement personnel.
Il existe une interaction incontestable de la personnalité du Cubain avec sa culture, qui se répète à travers chaque génération.
De ce fait, le déni de la culture authentique peut entraîner la dissolution de la personnalité nationale dans des codes et des comportements généralement chargés d'axiologies et d'idées néocoloniales. Se mondialiser à travers des modèles snobs, à partir de positions subalternes par rapport au capital culturel transnational, en fonction d’intérêts du marché et de l'envie de dépasser le sous-développement, tout en renonçant à la substance autochtone, n'est pas la même chose que de se projeter vers l'international à partir de sources originaires et de circonstances vécues. C'est une relation d'échange avec d’autres cultures du monde, et non la dépendance servile à des modèles importés, qui a nourri les mouvements de l'Art moderne et le modernisme tardif de noms très précieux de Notre Amérique, au point que leurs œuvres ont atteint des prix très élevés à des ventes aux enchères alors reconnues pour les qualités et les contributions authentiques des pièces mises en vente.
Agir en accord avec de hautes valeurs éthiques et patriotiques, à partir d'une nationalité magnétisée par une profonde universalité, impliquera toujours de s'opposer aux « mirages de supériorité » enrobés de propositions séductrices, et l'absorption de notre spiritualité créative par les ambitions d'un marché dénationalisateur. Être conscient des pièges qui peuvent utiliser des conventions, des entités, des spectacles et nos procédures d'évaluation et de promotion, contre le déploiement de la conscience culturelle autochtone, a été l'une des raisons de cette conviction de « changer les règles du jeu » exprimée à maintes reprises par Armando Hart.
Chaque jour, nous marquons de notre empreinte le tissu culturel de Cuba, et celui-ci nous marque et nous conditionne de diverses manières. Notre culture nous sert de registre, et en même temps elle fonctionne comme un miroir pour que nous nous reconnaissions, pour nous évaluer et savoir comment opérer avec les instruments, les ressources syntaxiques, les méthodes de création et les stratégies de sens que nous offrent des tendances, des groupes et des pays qui agissent au sein de cultures internationalisées.
Une attitude cultivée consiste à nous nourrir de tout ce qui nous est offert d’enrichissant et de novateur, sans le faire avec une docilité mimétique. Si nous prenons comme exemple une composante de la culture artistique, les arts visuels, nous devons comprendre qu'il est aussi simple et peu créatif de reproduire fidèlement les apparences extérieures de la réalité – ce qui se fit dans le post-académisme et s’imposa dans le réalisme socialiste le plus orthodoxe – que de copier des manières de faire d’artistes étrangers à succès, de répéter des modes opératoires recyclés de re-contextualisation esthétique et d'art non-objectuel, ou de recourir à des styles acceptés par le marché de l’art en vogue, afin d'assurer des ventes. Ce qui semble être liberté de choisir des paradigmes étrangers qui nous ouvrent la voie en termes d'affaires, est souvent la façon de vivre satisfait dans cette « cage invisible » mentionnée par le Che.
Cette conception gramcsienne qui a influencé les idées directrices du Congrès culturel de La Havane en 1968, que beaucoup ont ignoré – où j'ai pu constater que la culture ne s’est pas limitée à des expressions littéraires et artistiques, ou seulement à la conservation du patrimoine matériel et immatériel –, je l'avais déjà reçue auparavant, comme quelque chose de naturel, dans le tissu quotidien lorsque je vivais à Manzanillo.
La notion théorique d'« intellectuels organiques », exprimée dans la pratique par le Groupe littéraire de cette ville et sa revue Orto (qui incluait des professionnels de divers types), et également cette compréhension de la culture comme le fait de cultiver et extérioriser de la diversité humaine, ont été des concepts vitaux à la base de ma vocation et de mon attachement aux valeurs essentielles de la Nation.
Nous nourrissant de cette nature « symphonique » des processus culturels populaires, nous avons créé en 1963 dans un bâtiment de Manzanillo la première maison de la Culture de Cuba, qui n'était que l'un des jalons d'un immense panorama de gestation culturelle pour toute la nation, ouvert durant cette décennie révolutionnaire de rêves et de batailles.
Je ne cesserai jamais de remercier tous ceux qui m'ont ouvert les yeux, depuis l'enfance et l'adolescence, ce qui m’a permis d’apprécier l'éventail d’activités et d’actes créatifs qui survivent dans la culture, de comprendre le caractère indispensable du travail culturel, associé à des conseillers multidisciplinaires – intégrés par différentes sphères de la réalité matérielle et spirituelle – et, en même temps, de sentir que toute rénovation et toute véritable découverte, dans l'art, viennent du fond de chacun de nous, comme un prodigieux coup de sang.
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