Il était une fois un pauvre type
Pour survivre, il a donné des classes d'espagnol à Paris et il a lavé des assiettes durant un séjour en Suède. Il a aussi voyagé en Espagne et en Angleterre, non pas comme un touriste, mais comme un jeune homme qui veut élargir sa vision du monde, le voir d'une manière plus cultivée et aussi plus vivante. Il a appris la langue française et il a suivi des cours à La Sorbonne, dont un sur la sociologie de la littérature et de l'art avec le célèbre Roland Barthes, un cours qui lui sera très utile pour entreprendre ses recherches sur les migrations et sur les plasticiens d'origine campagnarde qu’il publiera en certain jour.
À son retour, le poète Fayad Jamís, un grand ami du séjours en France, l'attendait au port de La Havane pour le conduire, presque sans repos ni pause, au journal Revolución qui regroupait alors comme journalistes ou collaborateurs de jeunes écrivains cubains. Son premier roman, La búsqueda, est sorti en 1961, publié par la maison d’édition de ce journal, et l'auteur rappelle que cette œuvre lui a fait vivre une expérience jamais répétée de réviser les épreuves de galée dans l’imprimerie, une pratique qui disparaîtra avec le développement du système éditorial cubain. Il précise aussi qu’il a reçu quatre-vingt pesos comme paiement de la première édition et à peine un peu plus pour la deuxième, apparue l'année suivante.
Le roman La búsqueda, très bien accueilli par la plus grande partie de la critique, et qui est maintenant à sa quatrième édition, conte l'histoire d'Anselmo, le flûtiste d'un orchestre de musique populaire qui abandonne ce qu'a été sa vie car il veut entrer dans le grand centre de la musique. Vouloir, évidement, n'est pas pouvoir, et le protagoniste du roman ne parvient pas à concrétiser ses buts et il termine dévoré par la vie. Calvert Casey en a fait un éloge sans réserve et il a affirmé que sa proposition profondément réaliste devait être suivie par les romanciers cubains. D'autres critiques l'ont apparentée avec Kafka et même avec l’écriture picaresque. Un de ses personnages, Zarco Chamizo, émeut les lecteurs avec son délire. Il offre une vision indépassable de La Havane avec son climat de frustration et de pessimisme. Mais on peut faire aussi des lectures extralittéraires de La búsqueda. À partir de son exorde, cette phrase de Sartre dans La nausée : « Il était une fois un pauvre type qui s'était trompé de monde », qu'un éditeur méfiant a fait disparaître de l'édition de 1982, taxant l'œuvre « d’existentialiste et décadente », deux mauvais mots dans ces lointaines années 60. Bien que Jaime Sarusky se défende de ces attaques et qu’il ait laissé clair le fait que l'état d'âme de son personnage ne pouvait pas être évité dans l'œuvre, il a compris qu’on lui passait le compte pour les opinions qu’il extériorisait dans un débat – précédent à Palabras a los intelectuales – qui prétendait définir la politique culturelle du pays à la suite de la projection et de l'interdiction du documentaire PM, de Sabá et Cabrera.
C’était l'année 1961 et l'invasion mercenaire avait été mise en échec à Playa Girón, mais Jaime Sarusky et le photoreporter Liborio Noval ont dû encore rester un mois dans la région orientale de Guantánamo, dans laquelle on attendait un débarquement des marins vers la base navale étasunienne de Caimanera. L'écrivain a demandé à Liborio de prendre des photos des affiches de deux films qui étaient projetés dans des cinémas de Guantánamo. L’un d’eux était Junga Din, une version du roman homonyme de Kipling, défenseur à outrance du colonialisme britannique ; l'autre, Las arenas de Iwo Jima, l’exaltation du courage de l'armée étasunienne lors de la guerre contre les Japonais.
Dans une des sessions du débat, Jaime Sarusky a commenté qu'aucune des images de PM justifiait son interdiction, parce que ce que le film montrait étaient des personnes qui dansaient, buvaient et s’amusaient, et non une Havane dissipée et frivole comme voulaient le montrer ses détracteurs. Il a rappelé que quelques semaines avant la presse nationale s'était faite l'écho des nouvelles que la production de bière avait triplé, et que PM recréait l'atmosphère d'euphorie que vivait le pays. Il a invité ceux qui l'écoutaient à voir les photos prises par Liborio Noval et il leur a demandé si, du point de vue idéologique, le documentaire de Sabá et Cabrera, passé à la télévision, s'avérait plus dangereux que de tels films.
Cela a été suffisant pour qu'une essayiste et professeur universitaire menace avec une phrase que l’on entendait souvent à cette époque : « C’est un budapestisme ; c’est ainsi qu’a commencé la contre-révolution en Hongrie ». On prétendait imposer le langage de l'intolérance, la virulence d'une critique sectaire qui dégraderait tant la culture cubaine. L’écrivain a été discrédité pour des raisons étrangères à la littérature, car il était très loin d'accepter des points de vue dogmatiques et répressifs, mais qui acceptait le dialogue ouvert qui a caractérisé la Révolution Cubaine dès ses débuts.
Son second roman, Rebelión en la octava casa (1967) mention, comme le précédente, dans le concours de la Casa de las Américas, s'inscrit dans la littérature qui a développé la thématique de la lutte clandestine contre la dictature de Batista. Deux révolutionnaires poursuivis se réfugient dans un endroit étrange. Oscar et Agustín sont des rebelles décidés à combattre pour que les Anselmos de ce monde bot recouvrent leurs droits de citoyenneté et en conséquence la possibilité de réaliser leurs rêves, dit Ambrosio Fornet. Le prestigieux critique ajoute que cette œuvre devient, dans les annales de notre narrative, un J'accuse de la calamité dogmatique qui a parfois tenté de convertir l'idéologie en théologie, minant ainsi les bases de coexistence entre les révolutionnaires.
Rebelión en la octava casa a reçu un commentaire très favorable d'Alejo Carpentier. La « poésie hallucinée » de Petronila Ferro a enthousiasmé de nombreuses personnes, et même un écrivain comme Reynaldo González l’a place dans les pages de son premier roman. Nonobstant, le livre est passé inaperçu, en raison d'un mauvais maniement de promotion et de vente a-t-on dit, et Jaime Sarusky s'est écarté de la fiction pour se donner pleinement dans cette autre forme de création qu’est le bon journalisme. De nombreuses années ont dû passer pour qu'il enchante ses admirateurs avec un autre roman, Un hombre providencial, qui lui a valu l'important prix « Alejo Carpentier » en 2001. L’action de ce roman se déroule dans la mythique république de Granada (Nicaragua) et son personnage est l’aventurier et soldat de fortune nord-américain William Walker qui se présente sous le nom de William Providence. Une trame qui a obligé à l'auteur à une longue recherche historique dans laquelle ses armes de journaliste n'ont pas été étrangères.
Pour Jaime Sarusky, la littérature et le journalisme sont deux battants de son être, sans prééminence. Les deux coexistent. L'affaire est l'expérience et savoir manier le texte. Savoir synthétiser dans le roman et travailler littérairement le texte journalistique.
Il dit maintenant que tout est bon dans une œuvre littéraire. On peut utiliser des documents dans un roman. Si on sait le faire, rien n'empêche que la fiction s’écoule avec harmonie. La même façon que le journaliste ne peut pas fermer les possibilités narratives qui enrichiront son reportage.
Nancy Morejón écrit :
« Il n'y a pas eu une page de promotion de la littérature cubaine sans le concours désintéressé de Jaime Sarusky, fin lecteur, journaliste, éditeur, narrateur, animateur d’un grand nombre de cercles citadins. Pablo Armando Fernández le définit comme « un prince des meilleurs tabloïdes culturels de la nation ». Je suis d'accord, une fois de plus, …car en Jaime subsiste un ineffable faiseur de vignettes, de colonnes et d'espaces ; un promoteur silencieux qui, avec Ambrosio Fornet – les deux depuis un fond insondable de risques et de satisfaction – , a été un précurseur de ces indépassables ateliers, de café, d'aube et de salpêtre, d'où sont nés non seulement des narrateurs efficaces mais des modalités littéraires comme le témoignage, conçu comme une expression de registre et de service des événements sociaux que l'histoire officielle avait traditionnellement dévalué ».
Jaime Sarusky a été si ancré, durant quasi les trente dernières années, dans la revue Revolución y Cultura qu'on oublie souvent qu’il n'a pas toujours été un journaliste du « secteur » culturel. Comme journaliste, il a travaillé pour Revolución, Granma, Bohemia… Dans la section Por la libre, avec des commentaires sur la vie culturelle cubaine à la charge de César López, Ambrosio Fornet et Edmundo Desnoes, parmi d’autres. Il a été chef de rédaction de La Gaceta de Cuba en 1966.
Son travail journalistique est aussi compilé dans les titres El tiempo de los desconocidos (1977) et El unicornio y otras invenciones (1996). Les pages de ce dernier sont peuplées d'êtres rêveurs et délirants, depuis le paysan qui s'engage à construire un parc zoologique de pierre jusqu'à celui qui, dans une recherche obsessionnelle, veut trouver un cheval de corail dans le fonds de la mer. Et apparaît aussi, raconté par Silvio Rodriguez en personne, la véritable histoire d’El unicornio azul.
Contrairement à d'autres journalistes, Jaime Sarusky ne pense pas au livre quand il réalise son travail quotidien. Bien qu’un bon nombre de texte qu’il écrit pour la presse ait un enchaînement et une unité thématique, l'idée de compiler vient ensuite, avec les années.
Combien de gens a-t-il connu, combien de personnes a-t-il interviewé au long de sa vie professionnel ? Il mentionne immédiatement Jean Paul Sartre, dont il a été l’interprète lors de ses deux visites à Cuba en 1960, « un homme brillant, d’une implacable lucidité », et le poète Nazim Hikmet, « avec le cœur sur le point d’exploser ». Il précise qu'il a interviewé Wifredo Lam à deux occasions et que sa camaraderie avec Mariano et Portocarrero lui a permis de voir combien ces deux personnalités étaient différentes.
Jaime Sarusky se lève très tôt afin de profiter du matin pour écrire et il n'est pas rare qu'il retourne à la charge l'après-midi. Il a beaucoup de pages inédites qu’il n'oserait pas publier, commente-t-il. Il aime que ses amis lisent les écrits qu’il apporte et il n'est pas réticent d'accepter des suggestions de modification ou de changement si elles lui semblent valables. Il revient maintes et maintes fois sur ce qu'il écrit, il fait et refait, et même ainsi il pense qu'un écrivain doit toujours compter avec le concours d'un bon éditeur. Il assure que Stendhal, et non Sartre comme beaucoup lui attribuent, est l'écrivain qu'il a suivi de plus près.
2005
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