Le journal inédit d’Alejo Carpentier


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Couverture du livre Diario de Alejo Carpentier (1951-1957)

Onze ans avaient passé depuis la mort d’Alejo Carpentier quand Lilia a décidé d´ouvrir l´enveloppe scellée, trouvée parmi les papiers de l´écrivain. Après l´avoir lu, elle a refermé l´enveloppe. Elle ne voulait pas rendre publiques les rudes disqualifications de certains contemporains encore vivants à cette époque. Le temps est passé. Certains occupent la place qui leur correspond dans l’histoire. D’autres ont disparu de la mémoire. Maintenant il est temps de faire connaître un document d´une importance capitale pour la connaissance de l´homme et de l´écrivain. L´intérêt du document dépasse beaucoup les références anecdotiques laissées durant le passage des jours.

Très critique du narcissisme de certains écrivains, Carpentier ne s’est jamais incliné à développer une littérature confessionnelle. De là, la singularité de ces quelques pages abordant une période allant de 1951 et 1957, une étape d’intense fécondité créative.

Dans ce journal, une prose réfléchie conjure le feu ardent de l´angoisse. Traqué par ses démons lors d’une étape particulièrement créative de son existence, Carpentier, toujours aussi dédaigneux quant à la jubilation confidentielle, a dû faire appel à la page en blanc comme interlocuteur nécessaire. Proche de la cinquantaine, il s’aperçoit que l´essentiel de son œuvre  est à faire. Son écriture avance, Los pasos perdidos (Le partage des eaux), est dans le four. Indécis, il restructure l´ordre des chapitres, tourmenté par une inquiétude qui ne cessera jamais, même si, en fermant les yeux, il a décidé d´envoyer le manuscrit à l’imprimerie. Un commentaire lui échappe, valable pour de nombreux écrivains de notre époque. Évoquant Wagner, un authentique dédoublement de lui, il délimite son obsession d’orfèvre l´appelle impérativement à limer des détails minuscules qui s´échapperaient sans doute – il le reconnaît ainsi – à l’examen du lecteur le plus perspicace. Principe éthique fondamental, l´artisanat du métier arrache des racines les tentations parasitaires de la vanité.

Alejo Carpentier s’était installé à Caracas en 1951. Entouré d´amis, la radio et la publicité lui proportionnaient un bien-être économique satisfaisant. Il exerce un journalisme quotidien depuis El Nacional. Il est un important organisateur du milieu artistique. Il profite d´une large reconnaissance publique. Il pense alors, avec anxiété et lucidité, qu’il ne peut pas succomber à la tentation du diable, ce rat porteur de la peste qui a marqué le destin de Juan de Amberes dans El camino de Santiago. Le moment de la maturité est venu. La littérature, pense-t-il, ne s’écrit sur une autre littérature. On se nourrit d’une expérience existentielle. Personnellement, sa vie a transité ouvertement dans de vastes horizons. Entre l´Europe et l´Amérique, il a connu la variété du paysage humain et naturel, le grondement de la guerre et des conflits sociaux, les bouleversements qui ont façonné les processus artistiques du XXe siècle, la diversité des cultures. Il ressente le besoin de se libérer de la servitude quotidienne dans un bureau, dévorant une grande partie de ses énergies. Le temps s’échappe. Il observe le comportement de son propre corps, la menace des maladies, les symptômes de la dépression, la jouissance de la plénitude de la matière et de l´esprit dans les mers des tropiques, l’annonce de l’éblouissement d’Esteban – Le siècle des lumières – dans les petites îles des Caraïbes.

Parmi tant de tours et de détours, après tant d’apprentissage, Alejo s’est construit lui-même. Il doit prendre la mesure de qui il est et d’où il est pour larguer les amarres, sauter dans le vide et se lancer dans une nouvelle aventure. Le Journal, de bord, acquiert la fonction de miroir dans un moment de transition et d’une définitive plénitude créative. Pour cette raison, les temps convergent et s´entremêlent. Les maisons où il a vécu n’existent plus. Il lui reste seulement la mémoire. Dans le présent apparaissent les lectures, les auditions musicales, les annotations rapides de rencontres avec les amis et l´histoire intime de son travail littéraire. De temps à autre, par association, le passé renaît. Les femmes qui l’ont accompagné apparaissent. Tout comme dans ses chroniques journalistiques, Cuba est une obsession récurrente. Ses amis d´hier l’ont déçu. Ils étaient ses compagnons de fortune lors de la bohème havanaise, lors du minorismo et de la rédaction de la Revista de Avance. Il les considère, presque avec colère, comme des promesses frustrées, embourbées dans les velléités villageoises. Les compositeurs qui ont partagé la découverte de la richesse rythmique de la musique d´origine africaine Amadeo Roldán et Alejandro García Caturla, sont morts prématurément. Des préoccupations similaires l’approchent maintenant de ceux qui sont venus plus tard : Lezama, Eliseo Diego, Cintio Vitier et Fina García Marruz et, au-dessus de tous, Julián Orbón, son correspondant permanent, et Hilario González, l’ami de toujours, lors des années vénézuéliennes et celles de son retour dans l´île.

Les lectures littéraires d’Alejo résultent d’un grand intérêt pour leur sélection et la façon de s’en approcher. Comme le montrent les chroniques de Letra y Solfa, le hasard et les circonstances l´ont amené à formuler des observations sur les nombreux ouvrages. Parmi ceux-ci, très peu ont mérité d´aller dans les pages du journal. Cependant, il y a ceux qui ont répondu aux plus profondes recherches de l´écrivain. Une zone correspond aux œuvres de caractère confessionnel. Il retourne à Jean-Jacques Rousseau et à San Agustín. Il se détient sur Gide et Jünger. Sa préoccupation fondamentale met l´accent sur les réflexions qui liaient l´Homme avec le destin, un fond latent dans les romans qu’il écriera à partir de Los pasos perdidos (Le partage des eaux). Il se centre alors sur les débats qui ont animé l´histoire du christianisme. Il révise la patristique, il fait allusion à Saint Paul. Il frémit d´admiration devant les textes jansénistes de Port-Royal, bien qu´il n’écarte pas complètement la façon d´aborder le sujet de la grâce. En ce qui concerne la biographie de San Anselmo, il exprime son enthousiasme pour la littérature médiévale. Il souligne en celle-ci la narrative efficace, ainsi que la subtilité et la précision dans l´utilisation des adjectifs. Son examen méthodique de la picaresque espagnole mérite un chapitre à part, auquel il se réfèrera durant les années suivantes. Alors que les critiques, chaque fois plus enchaînées par une fausse théorie stérilisante, appliquent des règles à la dense réalité des textes d´hier et d´aujourd´hui, l´écrivain interroge les livres à partir de ses propres préoccupations existentielles et artistiques.

Fidèle au discours intime de Carpentier, le ton du journal change substantiellement au cours des six années. L´angoisse dominante dans les pages initiales cède peu à peu. Il y a des moments de véritable épiphanie quand le narrateur signale la croissante liberté conquise, il écrit d’un trait El camino de Santiago et conçoit d’un coup l’idée d’El acoso, bien qu’il l’ait ensuite soumis au patient travail de son métier d´orfèvre. L´interlocuteur nécessaire se converti en réceptacle des notes, un matériel utile pour de futurs travaux. À la fin, comme dans la Neuvième de Beethoven, tant révélatrice dans Los pasos perdidos, la joie resplendie. Agile et joyeux, le style acquiert un rythme narratif. Le hasard lui offre la découverte de Víctor Hughes en Guadeloupe. Le nouveau projet commence à s´armer avec une rapidité vertigineuse. Nous sommes à l´aube du Siècle des lumières.

Matière vivante, les œuvres littéraires se renouvellent par le biais des lectures successives, car il s’agit d’une relation intersubjective de dialogue, soumises aux contextes historiques, aux contextes culturels et aux questions primordiales de tout être humain. L´autoritarisme du texte et l´intention explicite de l´auteur se déplace vers la liberté productive du lecteur. Mais le noyau dur de la proposition de l´écrivain persiste et il peut subir des approches multiples depuis différentes perspectives, toutes complémentaires, bien qu´aucune ne parvienne à épuiser le noyau essentiel du tout. Les étiquettes sont l´appauvrissement. Dans le cas de Carpentier, rétrécir sa valorisation au baroquisme ou au réel merveilleux, a limité les autres sièges possibles. Ce journal nous invite à mieux connaître l´homme, ses plus profondes préoccupations et de trouver dans son œuvre des artistes étonnants.

Publié par la maison d’édition Letras Cubanas dans la série Documentos de la Biblioteca de Alejo Carpentier, le Diario est complété par une préface d’Armando Raggi, des notes qui éclairent le lecteur sur les noms de personnes presque oubliées ou connues en leur temps dans un milieu local, certaines annexes et une documentation graphique. Le texte éclaire des aspects importants de la vie et de l’œuvre de l´écrivain et invite à une réflexion sur le sens de la création littéraire qu´il transcende. Il est très pertinent dans le panorama actuel, imprégné par les surenchères du marché et par l’artifice médiatique et universitaire, manipulant tout dialogue entre l´auteur et le destinataire.

 

 

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